Pour cette sixième édition du Bordeaux Tasting, le magazine Terre de Vins a mis en avant le sujet du terroir. Il a réuni experts et amateurs autour d’une dégustation géo-sensorielle où le vin est présenté à l’aveugle.
Sur l’estrade :
Jean-Michel Deiss, propriétaire du Domaine Marcel Deiss en Alsace, un des pionniers de la Biodynamie en France, un vigneron poète au langage imagé, au caractère bien affirmé, un homme qui a consacré sa vie, 44 millésimes, à faire avancer la question des terroirs.
Olivier Bernard, propriétaire du Domaine de Chevalier, Pessac-Léognan et du Clos des Lunes, vin blanc sec de Sauternes, figure respectée du vin à Bordeaux et Président de l’Union des Grands Crus Bordelais.
Serge Dubs, meilleur sommelier du monde 1989 et depuis 1976 maître sommelier à l’Auberge de l’Ill, 3* Michelin.
Rodolphe Wartel, directeur du magazine Terre de Vins.
Dans la salle, des professionnels, des amateurs et parmi eux des malvoyants invités par l’UNADEV. Tout au long du débat, Rodolphe Wartel donnera la parole à ceux qui privés de la vue perçoivent le vin d’une façon différente. Un des leurs dira très joliment, qu’un bon vin part à la tête. Il donne des émotions.
Au départ, les intervenants semblent partager la même envie, la même excitation devant l’exercice de la dégustation à l’aveugle. Olivier Bernard rappelle les différences fondamentales entre la dégustation traditionnelle ou sensorielle (vue, odorat, toucher et goût) et la dégustation à l’aveugle.
Quand on arrive à l’aveugle sur une dégustation, on est dans la recherche… on va chercher l’origine, on va essayer de retrouver dans sa mémoire des souvenirs sur des valeurs olfactives, de goût, de couleur pour essayer de retrouver dans sa mémoire à quoi ressemble ce vin.
Alors que quand on n’ est pas à l’aveugle, on est beaucoup plus sûr, tiens ce vin, je vais essayer de le rentrer dans ma mémoire.
D’un côté, on va chercher des éléments dans sa mémoire pour essayer de nous aider à comprendre, de l’autre on va instruire sa mémoire des éléments pour essayer de nous aider à comprendre, instruire sa mémoire des éléments de la dégustation….
Il termine cette présentation par :
Moi la dégustation me passionne J’adore la dégustation à l’aveugle.
La dégustation à l’aveugle, c’est rencontrer l’âme du vin. Nous dit Serge Dubs.
Les deux premiers vins dégustés rassemblent les protagonistes dans une même critique. A l’unanimité, le second vin séduit alors que le premier ne laisse aucun souvenir en bouche. Normal, nous avons testé un vin d’hypermarché à moins de deux euros et un Alsace de chez Marcel Deiss. Tout commence donc très bien. Mais l’entente parfaite ne dure pas. Très vite, les intervenants expriment des points de vue différents.
Une question fondamentale oppose les participants : celle des arômes. Jean-Michel Deiss nous invite à nous méfier de la lecture aromatique d’un vin, une des bases de la dégustation sensorielle. Il nous rappelle que l’aromatisation, pratique tout à fait autorisée et trop souvent utilisée, nous trompe sur la qualité d’un vin. Il aimerait nous familiariser avec un mode de dégustation, la géosensorielle, uniquement basé sur le ressenti en bouche, sur la texture. Privé de la vue par des verres noirs, nous allons aussi oublier notre nez et nous concentrer sur la salivation, la souplesse, la viscosité, la texture en bouche.
L’information salivante témoigne d’un lieu… Je suis dans la révélation du niveau d’énergie du vin. Dit-il.
Jean-Michel Deiss nous propose de ressentir le vin dans sa verticalité ou son horizontalité. Est-ce qu’il descend dans notre corps ou est ce qu’il s’étale en bouche, deux positions liées au terroir ? Pour exprimer nos sensations, il conviendrait d’oublier le vocabulaire ésotérique de la dégustation professionnelle. Nous devrons aussi refuser les mots valises comme vins printaniers, fruités et les mots culturels belle acidité, piquant, tranchant agréable. A contrario, nous sommes invités à utiliser des mots simples, compréhensibles par tous. L’objectif de Jean-Michel Deiss est d’ouvrir le monde du vin à l’homme de la rue, le faire sortir du cercle trop fermé des initiés et de mettre des mots simples sur l’âme du vin, les 50 mots du vocabulaire du toucher.
Le monde du vin est devenue une secte qui parle une langue morte… Nos contemporains ne sont plus dans l’aventure du vin…
L’approche de JM Deiss bouscule nos habitudes, bouleverse nos sens. Si la salle fait de son mieux pour s’approprier la nouvelle pratique, sur l’estrade, on renâcle. Serge Dubs se résout difficilement à occulter les arômes, si important dans la reconnaissance en dégustation traditionnelle. JM Deiss, lui, se moque des qualificatifs chers aux dégustateurs professionnels, de certains arômes, qui selon lui, n’existent pas tel le cuir de Russie ou l’odeur de Garrigue.
Nous continuons la Master Class avec deux vins d’appellation du domaine Marcel Deiss.
En dégustation géosensorielle, il faut se poser la question de l’orientation de la salivation :
Où va la goutte ? Nous demande Jean-Michel Deiss.
Dans le premier cas, j’ai de la verticalité… je sens la goutte assez pointue descendre… elle est là, elle me pénètre… Elle est froide.
Le deuxième vin est un vin beaucoup plus large en bouche, il va rester en haut, je n’ai pas cette sensation de la goutte froide qui descend. Le vin est plus chaud et il occupe la largeur de ma bouche.
Ce qui est la verticalité de la petite goutte qui descend c’est la présence de silice dans le terroir, c’est un vin cristallin. (Terroir de granit)
Le deuxième vin est plus charnu, plus latéral, il possède une certaine épaisseur … il y a de la farine dans cet endroit. (Terroir de calcaire Aalénien)
Après la longue intervention du viticulteur alsacien, Serge Dubs a du mal à exprimer son point de vue. Il dit ne plus savoir avec cette façon de parler du vin qui le prive de son référentiel habituel. Il demande l’avis du public, il aimerait connaître leur ressenti. Un auditeur malvoyant se dit très intéressé par la méthode. La salivation donne des indications intéressantes qu’il n’imaginait pas auparavant. Il se basait beaucoup sur l’odorat. La démarche géosensorielle lui ouvre de nouvelles perspectives et il pense qu’avec celle-ci tout un chacun pourrait avoir une opinion même sans être spécialiste.
Olivier Bernard vient abonder le point de vue du sommelier. S’il est d’accord pour déguster à l’aveugle et se priver de la vue, il juge indispensable de conserver l’odorat, un des sens majeur pour appréhender le vin. Le nez apporte, selon lui, un complément d’information indispensable. Il participe entièrement au plaisir du vin.
JM Deiss ne flanche pas, il s’accroche à sa philosophie qui met en lumière les qualités intrinsèques du vin. Il résume ce qu’il faut retenir de l’exercice.
Il existe trois grandes forces liées aux sols de la vigne.
- Une Force verticale de finesse accompagnée très souvent de fraîcheur qui est la force cristalline – sols silicieux
- Une Force latérale, horizontale, souvent épaisse parfois plus fine. Sols sédimentaires -(argile, calcaire)
- Une Force centrale chaude, celle des terroirs volcaniques
Invité à donner son point de vue sur la notion de terroir, Olivier Bernard expose une opinion très bordelaise. Il parle de terroirs et nom de Terroir. C’est l’assemblage pointu, équilibré qui fait le grand cru, qui donne une diversité, une complexité aux grands vins. Et lorsqu’Olivier Bernard nous parle avec enthousiasme de ces moments délicats où l’on construit un grand Bordeaux par assemblage, on mesure la profonde distance qui sépare les deux viticulteurs. Deux mondes, deux religions se confrontent, celui de l’oenologie non interventionniste et celui de la méthode conventionnelle.
L’ambiance se détend pour la dégustation N°3 qui nous emmène à Châteauneuf du Pape en terre de grès rouges et de galets roulés. Les superbes vins du domaine Ogier font l’unanimité. Les remarques acides reviennent pour la dernière salve quand JM Deiss revient sur le pourquoi de la dégustation tactile. Pour lui, la limite du nez, c’est la question lourde de l’aromatisation… Les vins aromatiques sont menacés par l’aromatisation. Il nous manque quelque chose et c’est cela qu’on va rajouter.
la dégustation N°4.
Les amateurs sont perturbés par une bizarrerie de l’exercice. Celui-ci comprend un rouge et un blanc, ce qui est inhabituel pour une dégustation à l’aveugle, une fausse paire pour Olivier Bernard.
Serge Dubs qualifie le premier de Vin de caractère qui a du tempérament, il aime beaucoup. Nous sommes en présence d’un domaine de Chevalier rouge millésime 2009.
Le second vin, alerte vif, excellent selon le meilleur sommelier. Joli compliment pour le Clos des Lunes, lune d’or 2013
La lecture tactile de JM Deiss est une réflexion sur la largeur du cristal qui déclenche la salivation dans les verres. Le verre numéro deux nous emmène en sauternais. Porté par son verbe et son enthousiasme, JM Deiss s’égare un peu en chemin. Sa longue tirade sur les sols sableux, sur le Sauternais marécageux, gorgé d’eau en hiver agace son voisin. Olivier Bernard hausse les sourcils et conteste quand on lui dit qu’au printemps, on porte des cuissardes dans les vignes à Sauternes.
Prenant le contrepied de l’Alsacien, O Bernard affirmera en riant, moi, j’y vais en pantoufle sur ces terroirs filtrant extraordinaires. Mais il garde un flegme très bordelais, il n’ira pas plus loin dans la polémique. Rond comme un joli merlot, puissant comme un Cabernet Sauvignon, il raconte le vin comme son Pessac-Léognan toujours élégant jamais agressif avec une grande pureté aromatique. Sa forte personnalité fera le reste, il aura l’art de calmer le jeu sans jamais abandonner ses convictions.
Le public apprécie, il repart enrichi de ces échanges, cette confrontation Est-Ouest entre Alsace et Bordeaux, entre parcellaire et assemblage. A titre personnel, j’étais déjà fan de biodynamie et de son représentant alsacien. Et si je ne le suis pas dans ses envolées lyriques, je pense qu’il a profondément raison de nous mettre en garde contre les vins aromatisés. Commencer une dégustation par la bouche et le toucher – dans un verre noir- permettra peut être d’écarter de nos caves, les vins blancs bonbons, les rouges artificiellement musclés et les breuvages issus de pratiques oenologiques discutables. Etre capable de lire la structure en bouche d’un vin pour distinguer un Vin honnête d’un vin bricolé comme nous promet JM Deiss.
Pour conclure, je rappellerais juste que la dégustation géosensorielle est une pratique ancienne remise au goût du jour par les Bourguignons. Dans le pays des climats où le terroir est classé au patrimoine de l’Unesco, de nombreux spécialistes prônent la dégustation du toucher. Je conseille à ceux qui veulent aller plus loin de lire les travaux de Jacky Rigaux, ancien universitaire et auteur de nombreux ouvrages sur le vin dont Le réveil des terroirs, illustration et défense des climats bourguignons (préface d’Aubert de Villaine), Ed de Bourgogne, 2011
La dégustation géo-sensorielle, éd Terre en Vues, 2012 (réédition 2014)
En bonus, les photos du stand de JM Deiss au Palais de la Bourse où l’on a continué le débat en dégustant ses fabuleux Alsace, tous vins de parcelles en complantation.